
Évidemment, après avoir pris un tel plaisir à regarder Kuroneko, on se renseigne sur la filmographie de Kaneto Shindo et on cherche à regarder ses autres films. Onibaba est souvent considéré comme son meilleur film. A mon sens il est effectivement non seulement encore plus réussit que Kuroneko d'un point de vue formel et scénaristique, mais également plus accessible aux européens dans les paraboles religieuses qu'il utilise.
L'histoire qu'elle est-elle ? Deux femmes, l'une âgée, l'autre sa belle fille. Elles vivent seules dans un marais ou poussent à foison des roseaux. Leur hutte (on doit être au 16° siècle) est cachée parmi ceux-ci. Seules car le fils et les hommes jeunes alentours sont partis guerroyer avec les samouraïs de l'empereur.
Elles vivent en piègant des samouraïs qui viennent se perdre dans le marais inextricable, les tuent, les dépouillent de leurs habits qu'elles échangent contre de la nourriture auprès d'une sorte de receleur local, puis se débarassent des corps en les jetant dans un puit naturel dont l'orifice est dissimulé dans les roseaux.
Jusqu'ici rien que de très normal dans une économie libérale qui n'est pas sujette aux contraintes étatiques où il est sain que chacun prenne l'initiative de monter sa petite entreprise.
Bref, je vous passe les détails de l'histoire, si ce n'est en précisant qu'un homme va revenir de la guerre et va prendre sa place entre les deux femmes, pour en venir aux impressions que je retire de la vision de ce film. Comment dire ? Il s'agit d'un film spectaculaire, extrêmement sensuel (nos sens sont mis à contribution), presque magique (sens abusés par moment), âpre, brutal parfois, mais tout à fait économe dans les moyens utilisés pour exprimer ces qualités. Je veux signifier par là que le metteur en scène de ce film mérite son titre et pas qu'un peu ! C'est un artiste talentueux qui est aux manettes.
Deux exemples. Ces femmes vivent seules dans un espace ouvert et pratiquement infini. Et paradoxalement ce marais et ces roseaux qui les protègent, forment une prison sensorielle et intellectuelle en les empêchant de porter leur regard au loin. Cette prison fini par les faire devenir un peu folles en les oppressant. Kaneto Shindo par le soin apporté à ses cadrages, par quelques métaphores bien choisies et répétées régulièrement nous fait comprendre la psychologie particulière que cet environnement imprime sur ces femmes. Car l'histoire et la géographie forgent le caractère des hommes.
Autre exemple. Un masque traditionnel japonais joue un rôle essentiel dans la seconde partie du film. Ce masque est porté par différents protagonistes qui l'utilisent à des fins diverses (affirmation de l'autorité, protection contre les regards, manipulation d'autrui, ...). Un masque par définition a une seule expression. Et bien dans ce film, grâce au jeu des lumières, grâce à la gestuelle des comédiens, on se surprend à voir l'expression du masque changer selon les intentions données par la scène en train d'être jouée ! La première fois, on se dit que l'on a rêvé. Au bout de la 3° fois on réalise en fait que le masque est ainsi conçu pour présenter diverses expressions selon l'angle où on le regarde, face, profil, contre-plongée. Pour prendre un exemple, des sourcils proéminents sculptés dans le masque ne se verront pas de la même manière ni ne seront interprétés de la même façon selon que l'on verra le masque de face ou de profil. L'utilisation de ce masque est faite de manière remarquablement subtile dans ce film.
J'ai encore un peu de temps ...
Je reviens deux secondes sur le scénario qui est d'une grande limpidité même si il aborde de nombreux thèmes. Plus nombreux finalement que dans Kuroneko et plus universels, d'une portée plus haute. La religion, la manipulation, la diversité des rapports humains et de leurs modalités d'échange, sexe, argent, protection, et Dieu dans tout ça. C'est en fait un modèle réduit de société que forment ces 4 personnages, vieille femme, jeune femme, homme jeune, commerçant et ce masque qui personnifie tantôt l'autorité de l'Empereur, tantôt un démon, qui est observé et mis en scène par le réalisateur.
Quelques photos ?

Un climat inquiétant et oppressant !

Il se passe de drôles de choses sous ces roseaux !

Et lorsque la nuit est tombée, l'esprit se libère et les corps exultent ...

Mais les démons veillent !

